Nous étions une quinzaine à nous retrouver vendredi 13 septembre à 18h à la salle du Centre d'animation de Beaulieu à Poitiers.
Cette soirée s'inscrit dans notre volonté d'aménager des temps d'analyse de pratique pour :
- Nous entraîner à animer des ateliers philosophiques
- Améliorer notre pratique
- S'inspirer d'autres façons de faire
- Et bien entendu : argumenter, conceptualiser, interpréter, problématiser, chercher des présupposés...
En outre, nous avons fait le choix de laisser ces moments ouverts à des personnes qui ne sont pas animatrices et ne souhaitent pas le devenir, pour :
- Aider les animateurs à prendre du recul grâce à leur regard "novice"
- Participer aux ateliers, comme s'ils participaient à un Café Philo par exemple.
En guise de bilan de notre soirée Philo, peut-être… mais aussi pour ouvrir d’autres pistes de réflexion…
Nous visions deux objectifs :
Philosopher et nous regarder en train de faire philosopher.
Concernant le philosopher :
L’atelier de Nicolas (à partir de la photo ci-dessus, Nouvel an 2024 Champs Élysées) nous a permis de poser des questions intéressantes, concernant notamment l’accès au réel, le rapport au temps, la nature des voies d’accès au plaisir, l’éventuelle hiérarchisation de ces voies ou encore la manière dont nous nous conformons à un groupe, pour y être reconnus notamment.
Au final, ce qui est frappant, je trouve, c’est que nous avons eu de nombreuses tentatives de regarder les problèmes sous l’angle moral : « C’était mieux avant… », « Les livres c’est mieux que les écrans », « Les écrans les tyrannisent, à travers la recherche à tout prix des likes. » D’ailleurs, comment ne pas être d’accord avec cela quand on entend parler de jeunes qui se tuent ou tentent de le faire parce que les réseaux n’ont pas été suffisamment gratifiants ou qu’ils ont été le canal privilégié pour des moqueries, du harcèlement… Les failles étalées sur la e-place publique !
Cependant, l’angle moral présente un problème qu’il nous faut sûrement dépasser en philosophie pratique. Sinon, on se retrouve piégés par la binarité qu’on dit vouloir combattre : c’est bien VS c’est mal ! D’ailleurs, avez-vous remarqué que nous disions « ils » quand nous parlions d’« eux », comme si nous ne nous sentions pas appartenir à la même catégorie de personnes, une sorte de fracture générationnelle et/ou de systèmes de valeurs. Le présupposé qui se cache derrière cela, c’est que nous pensons secrètement détenir la vérité et voudrions leur transmettre.
Dans ce cas, le débat n’est plus possible. Il n’y aurait plus qu’à vouloir l’anéantissement de ce qui n’est « pas bien » et à soutenir l’autre pôle. Plus d’écrans mais des livres. Rappelons-nous cependant que le passage de l’animisme/polythéisme au monothéisme a vu émerger la diabolisation du livre par ceux qui défendaient l’idée qu’il était dangereux de mettre un médium (le livre) entre l’Homme et la réalité, la nature surtout. N’est-ce pas ce que nous avons reproché aux écrans lors de cette soirée ?
« Toutes les générations disent que celle d’après fait n’importe quoi. »
(Orelsan, rappeur français)
Parfois, durant l’atelier, nous avons enlevé nos « lunettes morales » et nous avons essayé de regarder avec nos « lunettes conséquentialistes », celles qui permettent de lire le monde non plus en classifiant les divers événements ou idées en « Bien VS mal » mais en « Bon VS mauvais ». Cela présente l’avantage d’ouvrir à nouveau le débat en étudiant les conséquences des actes, des comportements, des attitudes… Dans le premier cas, la Vérité vient de l’extérieur, elle est absolue, écrite d’avance. Elle « tombe » sur l’Homme. De l’autre côté, elle se construit, elle est mouvante, elle dépend des circonstances, des époques… Ainsi, si un homme « absolu » vous dit « C’est mal de mentir », le conséquentialiste lui demandera, pour problématiser sa pensée, « Que dire des mensonges qui sauvent des vies, comme les résistants qui ont caché des Juifs durant la guerre 39/45 ? ».
Quand Nietzsche disait « Dieu est mort », il parlait justement du passage de notre civilisation judéo-chrétienne d’une organisation en Bien/mal à une organisation en bon/mauvais.
Je pense que nous avons suivi ce mouvement hier aussi, en cherchant à réhabiliter ces comportements de jeunes derrière leurs écrans : eux aussi cherchent à calmer des angoisses existentielles,
comme tous les Hommes depuis toujours. Ils cherchent une reconnaissance sociale en essayant de capturer les plus beaux moments, comme peut-être avant les artistes tentaient de le faire sur des
parois de caverne ou des toiles. Ils cherchent à être reconnus par leurs pairs en ayant des likes et des vues comme quand auparavant on cherchait des promotions professionnelles, à marier des
personnes de haut rang… Enfin, l’écran ne les priverait pas du plaisir ou de l’énergie de la foule.
La visée conséquentialiste présente cet avantage de donner un peu de profondeur. En introduisant la dimension historique, on parvient à toucher du doigt une sorte de constance : l’Homme a peur de mourir, d’être seul, de ne pas être aimé ni reconnu et, pour pallier ces vides terrifiants, il utiliserait ce que son époque, sa culture, sa famille… lui mettent à disposition. On ne peut plus arriver à la conclusion que c’est mal mais que c’est différent. C’est d’ailleurs passionnant de noter que ce détour conséquentialiste nous ramène finalement à une structure universelle : les angoisses existentielles humaines que l’on chercherait à apaiser à toutes les époques avec ce qu’on nous met à disposition.
Le désavantage du conséquentialisme (et Nietzsche l’avait bien prédit), c’est qu’on peut très vite atteindre une forme de nihilisme : toutes les idées se valent, on ne peut plus rien
hiérarchiser, le petit Albert qui gribouille à 3 ans sur sa feuille est un génie au même titre que Picasso, ainsi que le petit bidulchouette qui écrit trois mots bourrés de fautes dans un texte
pauvre à souhait et que notre époque comparerait volontiers à Proust.
C’est pour cela que le débat entre Bentham et Stuart Mill me paraissait intéressant à rappeler : toutes les voies d’accès au plaisir et au bonheur se valent-elles ? Est-ce la seule quantité de
neurotransmetteurs dans le cerveau qui fait loi pour dire « ça, c’est le bonheur » ou « ça, ça ne l’est pas » ou nous faut-il introduire d’autres variables ? Voilà des questions qui pourraient
servir de point de départ à d’autres débats…
Cette soirée m’a personnellement confirmé que tout l’enjeu de nos rencontres philo réside dans le fait d’affronter courageusement l’abandon de nos certitudes morales (celles qui hurlent le plus
fort si on n’y prend pas garde) pour ensuite explorer d’autres hypothèses, d’autres perspectives et voir où ces dernières nous mènent. L’obstacle majeur, je pense, c’est que nous rechignons de
toutes nos forces à lâcher nos idéaux et valeurs, même si on nous dit que ça ne nous engage à rien ou que c’est le temps d’un atelier. Cela en dit beaucoup sur la nature humaine qui peine à
admettre qu’elle ne sait pas.
L’atelier philo est donc à mon avis, cet espace ni dogmatique, ni relativiste où l’on cherche la pluralité des hypothèses pour penser par soi-même et faire ensuite des choix, avec la
conscience que d’autres points de vue existent et qu’ils peuvent avoir du sens, même si nous n’y adhérons pas. Il s’agit, en somme, de passer de l’illusion de la Vérité absolue à l’Hypothèse.
Lutter contre le relativisme peut passer par le vote du groupe quand plusieurs hypothèses ont été « musclées » par de nombreux arguments. Lutter contre le dogmatisme peut se faire en aidant les
participants à faire un pas de côté pour leur montrer qu’ils sont très moraux et campent parfois de façon rigide dans leur fonctionnement. Cela peut aussi se faire en problématisant sans arrêt
les idées pour déceler à chaque fois leurs limites.
Concernant le faire philosopher :
Le fait d’avoir pu vivre deux ateliers à la suite, avec des supports différents, était très riche. La question du support a évidemment été amenée sur le devant de la scène. À nouveau, la moralité
s’est invitée (elle s’invite toujours) mais bien vite, nous en sommes venus à comprendre qu’ici, ce n’était pas la hiérarchisation des supports qui comptait mais la variété : les enfants (mais
aussi les adultes !) gagnent à réfléchir à partir de supports variés.
Peut-être qu’on peut remarquer une autre différence entre l’image de Nicolas et l’album de Céline (Le Diable des rochers de Grégoire Solotareff) : dans le deuxième cas, un « coussin d’imaginaire
» est venu se glisser entre le monde à penser et nous. Nous pouvions parler du rejet, des différences, de la responsabilité… en évoquant ce petit personnage dont nous savions tous qu’il était
fictif. Peut-être d’ailleurs remarquerez-vous avec moi que les débats étaient clivants et conclurez-vous que cette distance autorisait ce recul.
Toujours est-il que nous avons tout de même réfléchi, en sollicitant notamment cette compétence très subtile qu’est l’interprétation, celle que nous utilisons lorsque nous sommes face à une
personne qui se ronge les ongles ou face à une œuvre à laquelle nous devons donner du sens comme hier soir. Cela nécessite de tenir ensemble deux dimensions de nature différente : une certaine
objectivité (on ne peut pas conclure qu’une personne se rongeant les ongles est l’incarnation de la sérénité tout comme on ne peut décemment avancer que le diable des rochers est une allégorie du
bonheur) + une forme de subjectivité (enrichie par nos savoirs et expériences antérieures mais aussi une forme de créativité) pour combler les vides du texte.
Cela amène une remarque qui peut peut-être nous aider en tant qu’animateurs : si nous voulons aborder une thématique « brûlante » avec des participants, je pense que nous devons penser à la
distance qu’autorise notre support, qu’en pensez-vous ? Dit autrement, il sera parfois préférable d’aborder les questions brûlantes de notre temps à partir d’une fiction plutôt que d’une image,
avec un groupe difficile notamment. À l’inverse, l’image permettrait de « rapprocher » de nous des concepts hyper abstraits comme la liberté, le bonheur… Rien de sûr cependant… Nous pourrions
également en rediscuter si vous le souhaitez.
Et pour nous apporter la contradiction, nous pourrions aussi demander à Laurence Bouchet qui n’utilise pas ou peu de support pour faire philosopher. Elle dit que cela empêche l’individu de se dévoiler et de se regarder en train de penser. Le participant pourrait se cacher derrière le support et y « coller » trop, sans s’autoriser à déployer ses idées, sa pensée.
Qu’en pensez-vous ?
Dans tous les cas, superbe soirée !
Au plaisir de vous lire.
À refaire très vite !
Julien Ledoux pour l'équipe PCP